« Je t’attends depuis longtemps… Qui sait si nous nous reconnaîtrons ce soir ? ».
Sachant qu’elle ne parlera pas, Chiara adresse une lettre au spectateur qui, quelques minutes après, la verra se mouvoir.
Il existe ce temps d’avant le spectacle. Le spectateur et l’artiste se préparent à venir au théâtre. Ils se dépêchent pour être à l’heure. Le spectateur attend que les portes s’ouvrent. L’artiste attend qu’il entre. Le temps est suspendu.
Sur la feuille nous lisons la description d’une soirée hivernale remplie de ballons d’hélium survolant le salon doré. Une soirée où la licorne cesserait de se poser la question de son existence parce qu’elle rencontrera d’autres êtres qui lui ressemblent. En effet, comme c’est bien connu, la licorne est un animal sylvestre très féroce, figure de pureté et de grâce, qui est souvent seul.
Ce préavis nous fait rentrer en salle en sachant d’emblée que le cadre de la performance n’est qu’un prétexte pour réaliser une rencontre magique… et qui, peut-être transformera danseuse et spectateur en licornes.
Chiara, au sol, attend notre entrée et lorsque le silence habite la salle, nous entendons les soupires de sa bouche qui remplit ses poumons d’air. Son corps se redresse, Chiara nous regarde droit dans les yeux. En effet, il n’y a pas une différence lumineuse entre la place de la danseuse et celle des spectateurs. Nous sommes tous baignés par la même lumière blanche. Des spectateurs sont assis à même le sol, au même niveau que Chiara. Elle nous regarde. Elle choisit une spectatrice. Elle se rapproche: la rencontre a lieu. Elle danse près de ce corps assis, un peu gêné peut-être de voir les regards des autres spectateurs sur elle ou -plutôt- sur l’échange entre les deux. Chiara continue à émettre des sons de respiration de temps en temps. Elle se rapproche, confiante, des corps d’humains qui la contemplent. Ses mouvements sont faits face public. Ses yeux cherchent les nôtres, elle se rapproche et nous touche, de façon tangible, avec ses mains, ses pieds, son tronc. Se tisse alors une rencontre fortuite entre différents mondes, une rencontre conjuguée au présent.
Chiara est seule sur scène. Son corps nous est présenté sans d’autres corps à qui les comparer. Il nous est présenté comme un fait, comme un absolu, c’est-à-dire comme un ensemble à qui il ne manque rien. Un corps qui, comme tous les autres corps, est unique. Chiara fait 90 cm de taille et dans le quotidien elle se déplace en fauteuil roulant. D’habitude nous ne remarquons pas la présence de ces corps en ville. D’habitude, la scène est conçue comme un espace que les corps sortant de la normale ne peuvent pas occuper. D’habitude ces corps sont invisibilisés. Voilà pourquoi Gentil Unicorn pousse le spectateur à questionner ses propres limites. Chiara Bersani ne contrôle pas les significations que chaque spectateur peut attribuer à son corps. Elle n’a ni à expliquer ni à justifier sa présence sur scène : elle y est, elle cherche à rencontrer d’autres licornes et c’est tout. Par ses mouvements, Chiara établit un dialogue avec les spectateurs tout en se réappropriant son corps. Des nouvelles manières d’interpréter et de penser le corps sont nécessaires.
J’attendais depuis longtemps pour voir danser Chiara Bersani. En mai 2020, je devais aller à Milan suivre un atelier avec elle, mais le Covid avait d’autres plans. Alors quand j’ai su qu’elle venait à Paris et que, en plus, elle allait aussi à Bogotá
(ma ville natale), j’ai explosé de joie. Je me suis assise au premier rang, sur un cousin. A un moment Chiara est venue face à moi, nous nous sommes regardées et puis elle est venue serrer ma jambe. Je n’ai pas osé la serrer dans mes bras de peur de dépasser les limites et de la déstabiliser. Peut-être attendait-elle des retours tangibles de la part des spectateurs ? Il se peut que j’ai raté une chance de me transformer en licorne, mais ce n’est pas grave car j’ai déjà été touchée par un de ces corps indociles et gentils. J’ai déjà rencontré une licorne.
« Je manifeste assise. Je manifeste muette. Je manifeste en occupant un espace. Ma voix est politique. Mon corps est politique. Ma solitude est politique. Je vais perturber avec mon immobilité » (Extrait de Manifesto, Chiara Bersani)
Sofía Valdiri
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